Privilèges

Le temps est nuageux. Il fait 22°C et une légère bise accompagne cette fin août. En glissant la clé dans la boîte aux lettres, je prends conscience que je ne reviendrai plus ici. C’est mon dernier jour dans le coin. Voici 7 ans que j’interviens ici, dans cette maison ou devrais-je dire, dans ces maisons. Chacune d’elle ainsi que ses habitants ont leurs particularités mais un point important les relient : la vue absolument imprenable.

Nous sommes en Haute-Savoie sur les hauteurs d’un petit village de 1391 habitants appelé Cuvat à environ 700-800 mètres d’altitude. D’ici on aperçoit toutes les chaînes de montagnes environnantes avec au loin, cette magnifique vue qui donne sur le lac d’Annecy aux reflets bleus-verts quasi fluo avec les montagnes autours qui surplombent la ville.

Personne ne peut resté insensible à cette vue, à ce lieu, cette petite place où se trouve ces 4 ou 5 maisons bien à leurs places, avec suffisamment de terrain pour que les enfants jouent sans danger, sans crainte de gêner le voisinage par leurs cris, sans entendre les voisins parler parce qu’aucune d’elle ne se trouve côte à côte. Les hauteurs de chacune d’elle diffère de quelques mètres. Une dizaine tout au plus. Les salons tous orientés Est Sud-Est en direction du lac distant de 10 ou 15 kms à vol d’oiseau.

C’est un privilège.

Toutes ces familles en ont bien conscience et par leurs attitudes, leurs respects et leurs mots, vous considèrent bien plus que d’autres qui ne l’ont pas.

J’ai aussi été privilégié en acceptant d’intervenir dans ces maisons, dans ces familles parce que j’ai accepté parcourir la distance. J’ai accepté la différence sociale et de me confronter à l’inconnu. Par curiosité d’abord. Puis par attirance aussi. Par ouverture d’esprit probablement. Je ne tire que du positif de cette expérience. La bienveillance est une chose commune que j’ai appris à découvrir dans son aspect noble du terme. Se sentir bien et informer lorsque ça ne va pas, est une ligne majeure. S’appuyer sur la communication, laisser l’émotionnel à sa place. Comprendre l’autre sans le juger. Ses états d’âmes, ses difficultés, ses souffrances physiques et/ou morales. Même ces privilégiés en ont. Ils ne sont rien d’autres que des êtres avec une meilleure position sociale qui n’enlève rien aux difficultés qu’ils peuvent rencontrer. La maladie, le deuil, les fractures familiales, les addictions de leurs ados, les complications dans le couple n’ont pas la même couleurs mais ils ont le même impact.

Bien sûr, tout cela sera mieux « gérer » sur un plan financier et aussi émotionnel mais la douleur reste la même. Il est dans leurs devoirs de se relever rapidement en raison de leurs positions mais aussi de leurs responsabilités familiales et/ou professionnelles. Le temps du deuil, de la souffrance ne peut-être que de courte durée. Toutefois les cicatrices restent béantes sans vraiment se refermer.

Déclic !

Durant toutes ces années, j’ai vu des enfants grandir. Le langage puis la marche, les débuts en maternelle, en primaire quelquefois au collège voir au lycée et plus rarement en Université. j’ai vu aussi des couples devenir parents, des parents vieillir, s’interroger, s’inquiéter. J’ai été au cœur des fêtes de fin d’année, des anniversaires, des départs en grandes écoles, des permis de conduire et examens réussis, des déménagements, des chambres qui se vident et se transforment, des premiers amours, des départs pour l’étranger, des au-revoir et des adieux, des pleurs et des rires, des deuils et des naissances, des séparations et aussi des décès de l’habitant(e), de maladies graves qui frappent subitement.

C’est aujourd’hui par ce départ, dans cet adieu aux lieux, aux personnes et aux paysages qui s’éloignent, que je comprends toute la richesse que m’a apporté cette fonction. Cette habitude confortable qui s’use par le temps à garder les yeux ouverts, à s’émerveiller de la vie, à ne plus voir le beau, le subtil, suivre un rythme, une cadence, tête dans le guidon.

Je suis perturbé, pensif avec au fond de moi ce sentiment de vide. Une forme de perte, un état trouble. C’est un deuil à vivre. Le besoin d’exprimer intérieurement cet inconfort par des mots. Garder au fond de moi cet énième expérience de vie ou la partager ? Est-ce vraiment utile ? Accepter le changement, la mutation, pour mieux le digérer ensuite. Qu’en sera-t’il dans un an, dans cinq ans, dans dix ans de ces souvenirs, de ces personnes ? Qu’est ce que cela m’apportera t-il à l’avenir ? Probable que ça ne serve à personne, que tout ça ne soit pas lu. Peu m’importe en fait. Après tout, possible que je ne sois pas le seul à qui le regard a changé. En dehors de l’expérience personnelle, de ma compréhension du moment, je vais suivre mon chemin et peut-être oublier une partie de tout cela.

Ligne d’horizon

Je suis sûr d’une chose toutefois, c’est que mon regard sur le monde, sur ce monde a changé. Il a progressé. J’espère que de nombreuses focales se sont affinées, perfectionnées, connectées à leurs environnements. Affûter ses sens laisse place à la compréhension, à la bienveillance. Ouvrir l’horizon, prendre son temps pour enfin gérer ses limites. Cette journée m’a vraiment enrichi et pourtant, elle aurait pu n’être qu’une journée de plus. Une journée simple, fade et sans saveur. Formatée par le rythme, le temps qui file et les obligations quotidiennes. Une journée superficielle.

Mais l’arrêt sur image, cet instant de pleine conscience, la pause devant cette boite aux lettres et le fait d’avoir tourner la tête vers cette petite place et ce lac m’a personnellement et émotionnellement grandi. Cet instant conscient d’accepter le ressenti et juste laisser venir. Sans forcer, sans retenue… laisser couler… Juste prendre quelques secondes…. Pour accueillir. Pour recevoir.

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